
« La souveraineté numérique n'est pas un luxe, c'est une nécessité. » Interview de Stanislas Chesnais, CEO de Xpdeep
Alors que l’IA s’impose comme levier stratégique de performance, son adoption dans les secteurs industriels critiques reste freinée par une exigence incontournable : la compréhension de ses mécanismes. Sans explicabilité, pas d’appropriation, pas d’ajustement aux processus métiers, pas de confiance. Stanislas Chesnais dirige Xpdeep relève ce défi avec une technologie souveraine de rupture, issue du laboratoire LIG de Grenoble. Son ambition : créer une nouvelle norme industrielle européenne, à la hauteur des exigences de transparence, de maîtrise du risque et de souveraineté.
Sur la photo, l'équipe Xpdeep a été distinguée « Meilleure startup 2025 » parmi les 100 startups où investir en France, par le magazine Challenges, le 27 mars.
Qui êtes-vous et pourquoi votre technologie est-elle révolutionnaire pour l'IA ?
Je suis le CEO et cofondateur de Xpdeep. L’entreprise est née d’un transfert de technologie issue de la recherche publique. Avec la chercheuse Ahlame Douzal du laboratoire grenoblois LIG, cofondatrice et directrice scientifique et technique, nous avons pris à bras-le-corps un problème fondamental de l’IA moderne : l’incompréhension du fonctionnement interne des modèles de deep learning.
Aujourd'hui, les modèles qui alimentent la plupart des grandes avancées de l’IA — qu’il s’agisse du diagnostic médical, de la cybersécurité ou des véhicules autonomes — fonctionnent comme des "boîtes noires". On sait qu'elles donnent de bons résultats, mais on ne sait ni comment ni pourquoi. Cela limite leur adoption dans des secteurs industriels ou sensibles où la compréhension, la transparence, la maîtrise du risque et la conformité réglementaire sont essentiels.
Avec Xpdeep, nous avons réussi un véritable saut technologique : ouvrir cette boîte noire, rendre les modèles d’IA compréhensibles, optimisables, et expliqués. Cette compréhension profonde ne se contente pas de rassurer ; elle permet d’améliorer la performance, de réduire les risques opérationnels et même d’innover dans les usages. Nous avons découvert que notre architecture permet aussi des analyses contrefactuelles inédites : non seulement expliquer une prédiction, mais aussi proposer des actions concrètes pour faire évoluer un résultat en remontant la chaîne qui l’a proposé. Par exemple, un individu dont on a diagnostiqué un pronostic de récidive de cancer de la prostate à 5 ans va bénéficier d’une analyse contrefactuelle pour qualifier les facteurs de risque sur lesquels jouer pour limiter ce risque (IMC, Cholestérol, etc). Cela ouvre des perspectives nouvelles pour la médecine, l'industrie, la cybersécurité, etc.
Comment XPDeep contribue-t-elle à la souveraineté technologique européenne ?
Le sujet de la souveraineté numérique est devenu critique, en particulier en Europe où l'on commence à réaliser notre dépendance à l'égard de technologies étrangères. Xpdeep joue un rôle décisif à cet égard. Nous avons développé un framework complet de deep learning, 100 % européen, sans dépendance aux outils américains majeurs (comme TensorFlow ou PyTorch). Cela signifie que notre technologie est ITAR free. Elle échape aux restrictions à l’exportation imposées par les États-Unis.
C'est un atout considérable pour les industriels européens et français, en particulier dans des secteurs sensibles comme la défense, l'énergie, les transports ou l’aéronautique, où les enjeux de souveraineté sont stratégiques.
Nous avons aujourd’hui une technologie où l’Europe devance les États-Unis : nous avons réussi à rendre explicable ce que la DARPA (agence de R&D du Pentagone) n’a pas encore résolu malgré un investissement massif. Le Département de la Défense américain lui-même est venu nous chercher pour évaluer notre technologie. Dans un contexte où l’IA est un levier de puissance économique et militaire, disposer de solutions européennes innovantes est vital.
Du laboratoire au marché : comment avez-vous concrétisé ce transfert technologique ?
Passer du laboratoire à l’industrie est un parcours exigeant, en particulier dans la deeptech. Grâce au soutien de la SATT Linksium, et à l’accès rapide qu’elle donne à un écosystème performant, nous avons pu sécuriser notre propriété intellectuelle, transformer une innovation scientifique en une solution technologique puissante, développer un code robuste, adapté aux standards industriels, et récemment ouvrir une sandbox permettant aux intégrateurs de tester nos outils avant déploiement.
Ce processus a pris environ deux ans et demi, ce qui est relativement rapide pour une deeptech de rupture. Aujourd'hui, XPDeep est capable de réaliser non seulement des démonstrateurs (POC), mais aussi des déploiements réels dans des environnements critiques. J’ai monté plusieurs startups, et je confirme que les SATT sont souvent le chaînon manquant entre l’excellence académique française et le succès industriel, d’où leur importance stratégique.
Où en est XPDeep aujourd'hui et quelles sont vos perspectives de développement ?
Les résultats sont très encourageants. En 2024, nous avons réalisé 75 000 € de chiffre d’affaires et notre objectif pour 2025 est ambitieux : 5 millions d’euros, avec 1,5 million déjà sécurisé.
Nos marchés prioritaires sont la défense, l'automobile, l'industrie, et nous commençons à ouvrir des fronts dans la santé. Nous collaborons avec de grands acteurs leaders internationaux de la mobilité poids lourds, de la défense,,… et d’autres secteurs industriels majeurs. Notre pipeline commercial dispose de plus de 200 opportunités. Nous sommes aujourd'hui dans une phase d’accélération : industrialisation, levée de fonds, recrutement, déploiement international.
Notre dynamique est également soutenue par plusieurs reconnaissances. Nous avons été lauréat i-Lab 2023 et nous sommes EIT Digital Champions 2025, soutenus par la Commission européenne.
Quel regard portez-vous sur l’écosystème français de l'innovation deeptech ?
La France regorge de talents scientifiques. Elle produit chaque année des travaux de recherche de très haut niveau. Nous devons collectivement améliorer notre culture de l’aversion au risque. Contrairement à la Suède, l’Allemagne ou les États-Unis, nos grands groupes sont encore extrêmement prudents. Il faut parfois 12 à 24 mois pour simplement obtenir un test, là où d’autres pays agissent en 3 à 6 mois. Résultat : beaucoup d’innovations françaises, comme celle Xpdeep, trouvent leur premier marché… à l’étranger. Ce n’est pas seulement frustrant : c’est dangereux pour notre souveraineté économique.
Si nous voulons que des deeptechs françaises deviennent des leaders industriels, nous devons apprendre à faire confiance plus vite, à soutenir nos propres pépites avant qu'elles ne soient happées par d’autres continents.
Quel est votre projet pour XPDeep dans les prochaines années ?
Notre ambition est de faire de Xpdeep le standard mondial du deep learning explicable, souverain et de confiance. Nous poursuivons plusieurs axes : les levées de fonds pour accélérer notre croissance, le déploiement de nos solutions dans toute l’Europe, continuer d'innover notamment avec l'analyse contrefactuelle sur séries temporelles, une capacité inédite qui ouvre de nouveaux champs d’applications industrielles (maintenance prédictive, cybersécurité, diagnostic médical...).
Notre conviction est simple : la souveraineté numérique n'est pas un luxe, c'est une nécessité.
L'IA de confiance sera une des grandes batailles économiques et stratégiques du XXIe siècle. Xpdeep est prête à y jouer un rôle moteur.
*Laboratoire LIG dont les tutelles sont UGA, Grenoble INP-UGA, CNRS, INRIA.