S’impliquer dans des projets startups, c’est également explorer une manière différente et complémentaire de faire de la recherche
Le laboratoire CERMAV* est spécialisé dans les glycosciences et scrute les sucres dans toutes leurs dimensions (biomasse végétale, santé, matériaux, énergie...). Sous la direction de Laurent Heux, ce laboratoire démontre comment la recherche scientifique d'excellence peut également transformer des idées en solutions concrètes pour contribuer à répondre aux enjeux environnementaux et sociétaux. Comment l’émergence de projets de transfert de technologies s’appuie sur l’indépendance scientifique ? Comment les startups issues de la recherche rencontrent leurs marchés ? Autant de questions auxquelles répond cette interview.
1. Qui êtes-vous et quel est le rôle du CERMAV dans la recherche scientifique ?
Je suis Laurent Heux, ingénieur diplômé de l'École supérieure de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris (ESPCI). Cette école qui héberge l’espace Pierre-Gilles de Gennes (prix Nobel), allie formation et recherche de pointe dans ses laboratoires. J'y ai développé une expertise sur les matériaux polymères comme les résines époxy et leurs propriétés. Après un post-doctorat, j'ai rejoint le CERMAV (Centre de Recherche sur les Macromolécules Végétales) en 1996. Après avoir été successivement chercheur responsable d'équipe puis directeur adjoint, j'en suis devenu le directeur en 2021.
Le CERMAV est une unité propre du CNRS (en partenariat avec l’UGA) spécialisé dans les glycosciences, une discipline qui explore des sucres complexes (glycanes) présents dans la biomasse ou impliqués dans les processus biologiques. Ces sucres sont présentes sous forme de macromolécules dans des substances telles que la cellulose, l'amidon, l'acide hyaluronique (utilisé en médecine), l'agar-agar ou encore sous forme de molécules complexes impliquées dans des mécanismes biologiques (reconnaissance de pathogènes, groupes sanguins...). Ces sucres jouent donc un rôle clé dans de nombreux domaines : santé, biotechnologies, biomatériau, énergie ou environnement.
Avec une cinquantaine de collaborateurs (25 chercheurs et autant de techniciens), le CERMAV allie la recherche fondamentale et les applications concrètes. Nos travaux nous permettent d'imaginer des solutions à des problématiques variées, comme développer de nouveaux matériaux biosourcés (pneus Michelin, skis Rossignol...) ou bien de trouver des leurres des virus de la grippe ou le remplacement des sucrées des groupes sanguins ou du lait maternel, ou encore de pathogènes végétaux. Nous collaborons étroitement avec des entreprises et des centres techniques comme le Centre Technique du Papier (CTP, Grenoble) dans le domaine des matériaux ou le Centre International de Recherche en Infectiologie (CIRI, Lyon) pour valider et concrétiser ces innovations.
Mon rôle en tant que directeur est de favoriser la structuration de notre laboratoire et son ressourcement auprès de nos tutelles et d’accompagner mes collègues chercheurs, ingénieurs et techniciens pour travailler dans un environnement de recherche optimal, l’essentiel des projets de recherche étant générés par les chercheurs eux-mêmes à travers le succès aux appels d’offre divers et variés. Je veille également à ce que nos chercheurs disposent des meilleurs équipements et partenariats pour repousser les limites de la connaissance scientifique tout en répondant aux besoins sociétaux.
2. Comment le CERMAV participe-t-il à la création de startups ?
Le CERMAV est acteur clé du transfert de la recherche académique vers le monde socio-économique. Nous avons directement contribué à la création de quatre projets de transfert de technologies qui ont donné lieu à la création de deux startups : AIS Biotech et FunCell .
Ces startups permettent de valoriser nos recherches en les transformant en innovations utiles pour les entreprises et la société. Par exemple :
- AIS Biotech se concentre sur la valorisation des sucres pour des applications en santé humaine, notamment pour lutter contre les virus. Elle emploie actuellement 3 salariés.
- FunCell développe des biomatériaux inspirés de la nature : il s’agit de produire des additifs directement utilisables par l’industrie papetière, notamment pour des emballages résistants à l'eau, biosourcés et biodégradables. Elle emploie actuellement 16 salariés, dont bon nombre d'anciens doctorants du CERMAV.
Nous avons adopté une approche que je qualifierais comme celle d'un "laboratoire à mission ». Cela signifie que nous contribuons à ces projets sans devenir nous-mêmes des entrepreneurs. Nous partageons notre expertise scientifique, mais nous nous associons pour la stratégie et le développement opérationnel à des dirigeants de startups expérimentés. Ce choix est crucial pour rester concentré sur notre cœur de métier : la recherche et faire évoluer ces innovations en développant de nouvelles idées.
Prenons l'exemple de FunCell : cette startup spécialisée dans le domaine des biomatériaux a bénéficié de notre expertise qui a identifié un potentiel dans le développement d'un papier insensible à l'eau, inspiré des mécanismes naturels des plantes. FunCell a permis de porter cette innovation sur le marché et de générer un impact positif pour limiter l’usage du plastique.
Pour AIS Biotech, l'objectif était différent : nous souhaitions valoriser une technologie innovante en microbiologie grâce à des applications identifiées en amont, comme la lutte contre les virus. Cette startup repose sur un dialogue constant entre recherche fondamentale et besoins industriels.
3. Quels sont les facteurs de réussite pour ces startups issues de la recherche ?
Créer une startup à partir de la recherche scientifique est un défi complexe. La réussite repose sur plusieurs facteurs-clés : la collaboration avec des experts métiers et des centres techniques est essentielle. Le transfert de technologies nécessite un lien étroit avec des acteurs qui comprennent les besoins industriels. Par exemple, pour FunCell, nous avons travaillé avec le Centre Technique du Papier (CTP, Grenoble) pendant un an pour valider les applications de notre biomatériau. De son côté, AIS Biotech a collaboré avec le Centre International de Recherche en Infectiologie (CIRI, Lyon). Ces collaborations permettent de traduire la recherche fondamentale en produits adaptés aux marchés. Une startup ne peut réussir que si elle répond à une demande identifiée en rupture technologique forte.
Ensuite, l’indépendance scientifique. Pour réussir, il est indispensable de préserver la liberté des chercheurs. Cela permet d'explorer des voies nouvelles et parfois imprévues, comme ce fut le cas pour FunCell, où la bio-mimétique a ouvert la voie à une innovation de rupture. Cette indépendance est essentielle pour les projets dits « deeptech » qui nécessitent une recherche fondamentale ambitieuse et sans objectifs applicatifs assignés d’avance. Il faut également du temps et de la persévérance. Les innovations de rupture demandent du temps pour passer de l'idée à l'application. Par exemple, la Résonnance Magnétique Nucléaire a conduit, des décennies plus tard, à des applications révolutionnaires comme l'IRM (Imagerie par Résonance Magnétique). FunCell, de son côté, a nécessité plusieurs années de maturation avant d'arriver sur le marché. En outre, la startup Funcell continue sa collaboration avec le laboratoire Cermav via un labcom.
4. Quel rôle joue Linksium dans ces projets ?
Linksium est un partenaire stratégique pour transformer nos idées et nos recherches en startups. La SATT apporte un soutien à plusieurs niveaux. Dans le financement, Linksium accompagne la structuration du projet et permet d’obtenir des financements, en particulier du salaire du porteur de projet, mais aussi la consolidation de la technologie et la réalisation d’études de marché qui ont abouti à la création de Funcell.
L’entreprise a également remporté le Grand Prix i-Lab 2020, ce qui a accéléré son développement ; pendant la maturation des projets, Linksium accompagne le passage du concept scientifique à un prototype exploitable, en validant les étapes critiques du transfert technologique ; dans la structuration des collaborations, Linksium facilite la mise en place de collaborations entre les laboratoires et les startups, et le recrutement de dirigeants - CEO aux profils spécifiques. Pour Funcell, cela a permis de constituer une équipe dirigeante solide, après la levée de fonds de recruter quatre ingénieurs et d’accompagner deux thèses CIFRE.
Enfin, l’expertise de la SATT en gestion de projets et en connaissance de l’écosystème de l’innovation nous permet de rester concentrés sur notre mission première, la recherche.
5. Pourquoi cet engagement dans la valorisation de la recherche est-il important ?
Pour moi, transformer la recherche en applications concrètes est une manière complémentaire de donner du sens à notre travail scientifique et à le questionner. En plus de la nécessaire production scientifique, en particulier à travers les publications validées par les pairs à l’échelle internationale, il est possible de contribuer à des besoins identifiés, de créer des emplois et de faire avancer la société. Cela dépend bien entendu de la typologie des projets scientifiques qui peuvent parfaitement ne pas avoir de finalités identifiées, mais font progresser la connaissance sur laquelle s’appuieront les futures innovations. Je reste convaincu que la recherche fondamentale est le socle des grandes innovations. L’aphorisme « On n'a pas inventé l'électricité en améliorant la bougie ! » est tout à fait représentatif de cet état d’esprit, le déplacement des électrons dans un métal n’ayant au départ aucun intérêt applicatif. Notre objectif est de continuer à explorer, à questionner et à transformer nos découvertes en solutions durables.
*Centre de Recherche sur les Macromolécules Végétales